L’abeille mellifère reconnaîtrait-elle son éleveur, un peu comme un chat, un chien, une vache ou un cheval ? Impossible, me direz-vous ! La question est tout de même posée depuis 2005. À l’époque, trois chercheurs allemand, australien et anglais concluent à cette possibilité au terme d’une série de tests surprenants[1]. Perplexe, l’équipe de Martin Giurfa du Centre de recherches sur la cognition animale (CNRS/Université Paul Sabatier) à Toulouse, a voulu vérifier cette aptitude difficile à croire pour un insecte et un cerveau aussi minuscule. Et elle vient d’en publier les résultats[2].
Elles distingueraient un homme en particulier !
Croyez-vous que cette reconnaissance soit purement aléatoire ? Liée au dégagement d’odeurs ou de phéromones particulières de leur maître ? À un comportement particulier de ce dernier ? Au son de sa voix ? Vous n’y êtes pas du tout : c’est par l’identification visuelle que la reconnaissance s’effectuerait chez l’abeille. Certains chercheurs avaient d’ailleurs, en 2002, déjà assuré au cours de tests que les guêpes parvenaient à reconnaître certains de leurs congénères. En 2005, les scientifiques anglo-saxons ont cette fois entraîné différentes abeilles à reconnaître le visage d’un homme, sur photos noir et blanc, au cours d’essais standard utilisés en psychologie humaine.
Et ça marche ! Du moins l’assuraient-ils. Ainsi, lorsqu’ils présentèrent aux abeilles sa photo parmi celle de six autres hommes, les hyménoptères parvinrent à distinguer le visage de leur héros - appris préalablement au cours de tests avec récompense sucrée à la clé en cas de réussite et sirop amer en cas d’erreur. L’exactitude des réponses aurait même été supérieure à 80 %. « Le niveau d'identification est impressionnant si on considère que les stimuli visuels utilisés pour ces expériences sont issus d'un essai standard pour lequel les sujets humains éprouvent un certain degré de difficulté. » notent alors, admiratifs, les expérimentateurs. Sacrée Apis mellifera dont le cerveau a pourtant moins de 0,000001 % du nombre de neurones de leurs bergers humains !
Dessins ou photographies ?
À la suite des vérifications de l'étudiante Aurore Avarguès à Toulouse – en lien avec Adrian G. Dyer de l’Université australienne Monash, l’un des auteurs des essais de 2005 - les neuro-entomologistes français relativisent les capacités cognitives d’Apis mellifera. Ils n’en soulignent pas moins ses surprenantes facultés.
Des abeilles ont été introduites au sein d’un labyrinthe avec plusieurs passages conduisant à des dessins de différents portraits en noir et blanc. Ces représentations graphiques comportent deux points pour signifier les yeux, un trait vertical pour le nez et un autre, horizontal, pour la bouche. Le tout étant plus ou moins épais ou rapproché (voir l'illustration ci-dessus). Et les abeilles ont été récompensées par un sirop sucré lorsqu’elles ont appris à reconnaître ces images.
« Nous n’étions pas du tout convaincus par l’utilisation de photographies dans l’étude anglo-saxonne, car celles-ci ne permettaient pas d’exclure que les abeilles s’appuient sur d’autres paramètres visuels que les traits schématiques étant à la base de la configuration d’un visage. Des ombres, des zones de gris ou de plus grande clarté, par exemple. » me confiait la semaine dernière Martin Giurfa. Les dessins aux traits constituent, selon lui, un cadre graphique beaucoup plus contrôlable dans ce type d’expérience sur l’abeille, sans interférence possible avec d’autres effets visuels.
Identification d’un visage ou de sa forme ?
La première chose qu’a mise en évidence l’équipe de Giurfa, c’est que les abeilles sont effectivement capables d’apprendre à repérer les traits de la « catégorie visage humain », parmi d’autres configurations graphiques qui leur ont été soumises. Et le fait de rapprocher les points des yeux ou les traits du nez et de la bouche n’y changent rien : quels que soient les dessins des six visages schématisés, les abeilles réussissent à distinguer ceux-ci parmi d’autres formes graphiques utilisant les mêmes composants (traits et points), mais ordonnés de façon différente.
Même succès lorsque vous enrichissez ces dessins en les plaçant sur des photographies en noir&blanc : l’abeille est encore capable d’identifier ces « visages » (ci-dessus). Ce qui n’est plus vraiment le cas en face de photos sans ces repères aux traits structurant des têtes humaines (ci-dessous). Plus surprenant peut-être, lorsque les scientifiques ont appauvri ces configurations graphiques, en supprimant l’un des éléments - les yeux ou le nez, par exemple -, la reconnaissance par ces cobayes ailés de la structure « visage » est restée significative. Enlevez maintenant les cheveux à ces photos-graphiques, nos chères butineuses sont à la peine... Allez savoir pourquoi ! © JEB
En revanche, si vous leur proposez des dessins ou des photos avec les mêmes éléments composant un visage, mais organisés de façon aléatoire, à l’envers par exemple, les taux de reconnaissance chute très nettement. « Cela signifie que pour leur permettre de mémoriser un « visage », chaque élément qui le forme doit être à sa bonne place. » résume le scientifique de Toulouse. Et ces reconnaissances successives sont sans ambiguïté : les réponses à ces différents tests d’apprentissage dépassent les 60 %.
Des outils neurologiques forgés par l’évolution
« Pour nous, poursuit Giurfa, cette série de tests prouve que l’abeille mellifère est capable d’apprendre à reconnaître des configurations assez précises. En l’occurrence, dans nos tests, des « visages » humains. Mais il faut remettre cet essai en perspective avec le développement évolutif de l’abeille, qui n’est pas conçue pour reconnaître un visage humain. Cela ne lui ait d’aucune utilité dans son développement naturel, alors qu’il lui sera tout à fait essentiel d’identifier et de distinguer les différentes plantes entre elles par les formes des fleurs, radiales ou bilatérales par exemple. Et si nous avions remplacé les graphiques ou les photos enrichies de visages humains par des fleurs aux structures différentes, nous aurions à coup sûr enregistré les mêmes succès d’apprentissage. »
Il y a là une différence clé avec les êtres humains et les primates qui ont, eux, besoin de reconnaître et distinguer les visages entre eux. Si bien qu’au cours de l’évolution ils ont développé dans leur cerveau des aires très spécialisées de reconnaissance des visages. « Cette aptitude des humains et des primates a pu se forger à partir d’aires cérébrales plus archaïques du point de vue évolutif permettant déjà de « configurer », c’est-à-dire de reconnaître et d’apprendre des formes et des structures relativement simples », précise le chercheur universitaire.
Il apparaît ainsi, à la lumière de cette nouvelle étude sur l’abeille, que nous partageons avec elle cette capacité de « configuration ». « L’abeille est effectivement douée d’une grande capacité d’apprentissage et d’un certain niveau d’abstraction, conclue Martin Giurfa. Certainement pas d’une aptitude à identifier un visage en particulier, notamment celui de son gardien ! » Cela témoigne, sans doute, d'une jolie tentation anthropocentrique. Un rêve d’apiculteur ou de naturaliste ?
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
[1]Dyer A. G. et al. (2005) “Honeybee (Apis mellifera) vision can discriminate between and recognise images of human faces”, The Journal of Experimental Biology, 208, 4709-4714.
Pour télécharger cette étude, cliquez .
[2]Avarguès-Weber A. et al. (2010) “Configural processing enables discrimination and categorization of face-like stimuli in honeybees”, The Journal of Experimental Biology, 213, 593-601.
Pour télécharger cette étude, cliquez .