On savait le monde champêtre riche en diversité de pollinisateurs - quelques 21 000 espèces différentes d'abeilles, bourdons et autres guêpes butineuses prospèrent dans le monde, que l'on appellent des apoïdes. On avait bien observé ici et là, sur un bouquet de romarins, au sommet d'une fleur de chardon ou dans un champ de tournesols, virevolter un assemblage hétéroclite d'insectes, parfois groupés sur la même inflorescence, presqu'à se disputer son contenu sucré ou ses grains de pollen. Plusieurs chercheurs, dont l'équipe de Bernard Vaissière à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) d'Avignon, avaient même montré sur tournesols que ce ballet entre apoïdes autour des capitules favorisait la pollinisation des plantes visitées. Et bien, l'on sait depuis le 22 décembre que ces merveilleuses interactions ne sont pas sans risque pour ces "visiteuses des corolles"...
Dans une publication mise en ligne en fin d'année par PloS ONE [1](1), les entomologistes Rajwinder Singh et Abby L. Levitt de l’Université de l’État de Pennsylvanie apportent en effet, avec leurs collègues de la Columbia à New York et de l’Université de l’Illinois, une nouvel éclairage sur ces relations entre espèces de pollinisateurs. Ils démontrent que les pollen sont un réservoir de virus, voire un foyer de transmission entre pollinisateurs, chez lesquels on retrouve divers virus. Il ne suffisait donc pas que l'on repère des contaminants chimiques dans les pollens, voici qu'on y découvre aussi des virus !
Toutes les abeilles et les bourdons sont infectés ?
L’infection de pollinisateurs sauvages par certains virus n’est pas, en soi, une découverte. Déjà, en 1964, deux chercheurs anglais, L. Bailey et A.J. Gibbs, avaient déjà mentionné sa possibilité chez des bourdons par le virus de la paralysie aiguë de l’abeille (l’ABPV) ; et en 1991, un autre virus (le KBV, le virus de l’abeille du Cachemire) fut détecté en Australie chez la guêpe Vespula germanica. Plus récemment, en 2006, c’est un groupe d’Allemands et de Suédois qui a trouvé en Europe deux espèces de bourdons (Bombus terrestris et B. pascuorum) avec des ailes déformées – le symptôme classique du virus DWV du même nom, frappant l’abeille mellifère (Apis mellifera). Et l’an dernier, des zoologistes belges et allemands ont confirmé que ces trois virus cités infectent bien les bourdons [2]. En France, un projet commun à l'INRA et l'ANSES (l'Agence nationale de sécurité sanitaire) pour connaître la prévalence des virus parmi plusieurs hyménoptères sauvages pourrait voir le jour cette année. Si le projet, déjà soumis l'an dernier et retoqué par les autorités scientifiques, est révisé et le financement trouvé...
L'équipe américaine a pris une sacré longueur d'avance sur ce front. Et l’étude actuelle amplifie nettement la portée des infections déjà identifiées parmi les insectes sauvages. Car ce ne sont pas moins de cinq à sept virus à ARN, parmi les plus communs des ruches d’élevage [3], que les apidologues ont identifié parmi onze espèces sauvages d’abeilles, de bourdons et de guêpes collectées dans les États de Pennsylvanie, New York et l’Illinois.
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Les pollens sont des réservoirs à virus !
Originale, cette étude l'est avant tout par le fait que les chercheurs ont identifié une source nouvelle, et sans doute majeure, de transmission de ces virus : le pollen des plantes, qui servirait alors de réservoir au moins à trois de ces virus, et que les insectes ramènent au nid, souvent dans des pelotes. En effet, les séquences virales ont été retrouvées sur les grains de pollen de ces pelotes, et ces virus conservent leur capacité infectieuse durant plusieurs mois.
Ainsi, à travers cet article, les virus et les pollens deviennent un formidable révélateur des dynamiques entre espèces de pollinisateurs. Ils sont, nous révèlent ces chercheurs de Pennsylvanie, de véritables signatures des échanges sociaux dans les champs et les prés, les « traceurs » des interactions entre abeilles, sociales et solitaires, bourdons et guêpes. Joli modèle ! Et c’est bien cela qui constitue l’attrait majeur de ce nouveau champ d’investigation, ouvert sur PLoS ONE, sur l’écologie et l’éthologie des pollinisateurs. Un domaine fort mal exploré.
« Moi j’aime beaucoup cette étude, salue l’apidologue Yves Le Conte, directeur du Laboratoire de Biologie et Protection de l'abeille à l’INRA d’Avignon, interrogé hier par téléphone, car elle nous ouvre les yeux sur le fait que contrairement à ce que l’on pense souvent, la nature n’est pas cloisonnée, avec l’abeille domestique d’un côté et les sauvages de l’autres. Là, ils montrent très bien qu’ils appartiennent au même écosystème et que tous ces pollinisateurs sont en lien, en interaction. Également, leur travail phylogénétique sur ces virus renforce cette lecture dynamique des échanges entre espèces. Car ils attestent qu’il n’y a pas de grandes différences entre le virus de l’abeille et celui du bourdon, que la plupart des séquences sont communes. »
Et les abeilles d'élevage des « empoissonneuses » ?!
Ramené à la ruche par les abeilles d’élevage (A. mellifera), ce pollen contaminé peut devenir un foyer de transmission de virus pour l’ensemble de la colonie. De même, a priori, pour les autres pollinisateurs. En effet, ces chercheurs de Pennsylvanie, de New York et de l'Illinois ont pu démontrer expérimentalement que ces virus se transmettent entre espèces sauvages et d’élevage. « Dans le cas où des ruchers frappés par le CCD [le fameux syndrome d'effondrement des colonies, qui défraient la chronique apicole depuis 2007] abritent des abeilles infectées par le virus IAPV, les pollinisateurs voisins et sauvages (d’autres genres qu’Apis) portaient également ce virus, alors que ce n’était pas le cas lorsque des ruchers proches en étaient exempts. » indiquent les auteurs de l'étude.
En situation de confinement, sous serres, le groupe d’apidologues a observé que l’IAPV passe bien de l’abeille d’élevage infectée aux bourdons sains. Et inversement. Ce qui atteste qu’une grande partie des apoïdes peut s’échanger quantité de microbes et déclencher de véritables épidémies à l’échelle du paysage et des écosystèmes. Ainsi, le virus présent dans une ruche peut voyager sur de grandes distances grâce aux butineuses de la colonie - sur un rayon d'au moins 1,5 à 2 km autour de la ruche. Surtout à la faveur des transhumances ou des migrations pour polliniser des champs et des vergers, comme cela se fait couramment aux États-Unis. Ce qui pourrait contaminer, via les pollens, leurs cousines sauvages.
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C'est d'ailleurs une véritable mise en garde que lancent les auteurs de l'étude : « On ne sait pas combien de temps les virus restent vivants sur les fleurs, notent-ils, mais les visites des butineuses sont tellement fréquentes que des contaminations doivent se produire. » Et « nous prévenons clairement que l'installation de toute espèce de pollinisateurs domestiques contaminés dans un milieu donné peut potentiellement y introduire de nouveaux virus chez les autres espèces », indiquait hier au Figaro la coordinatrice de l’étude, Diana Cox-Foster.
Déjà accusées par certains écologues américains de voler le nectar et le pollen de la « bouche » des abeilles sauvages, et de n'être à ce titre qu'une espèce invasive et parasite dans l'écosystème rural, voici qu'Apis mellifera pourrait désormais devenir une contaminatrice... Et de victime, se transformer en redoutable tueuse d'abeilles ! Il y a là un changement de perspective qui doit, à tout le moins, nous rendre prudent. Car avant de jouer une espèces contre les autres, ou de pointer du doigt les apiculteurs qui déplacent ces colonies, il faut encore établir avec soin les circuits de contaminations et les dynamiques virales à l'échelle des écosystèmes et des populations de pollinisateurs. Ce qui demeure un chantier à déblayer, essentiel et passionnant.
Un mode de transmission encore flou.
Dernier point à relever dans cette publication : les virus retrouvés chez les abeilles et ceux identifiés dans le pollen qu’elles transportent ne sont pas nécessairement identiques. Ainsi, une abeille peut être infectée sans que le pollen de ses pelotes ne le soit, ou par le même virus. Inversement, un virus retrouvé dans des pelotes ou au nid ne correspond pas nécessairement à celui de la butineuse, qui peut même ne pas être contaminée. Est-ce à dire que ces pollens ont été infectés avant la formation des pelotes, lors de la défécation sur les fleurs par d’autres butineuses virosées ? Difficile à certifier.
Car, comme pointe à juste titre l’apidologue Yves Le Conte, cette étude ne permet pas de résoudre ce mystère : « Je me suis étonné qu’ils n’aient pas prélevé des pollens in situ, sur les anthères des fleurs visitées par ces insectes contaminés, pour voir précisément à quel stade ces pollens se chargent en virus. Le fait qu’ils n’aient analysé que les pollens retrouvés sur les insectes, dans les pelotes de pollen ou dans leurs nids, laissent certaines questions en suspens sur les modes de transmissions virales. C’est dommage. »
Notons, pour finir, que ce mécanisme de contamination par les pollens et les chiures d'insectes a déjà été pointé pour les spores du micro-champignon Nosema ceranae, réputé virulent pour les abeilles. De même, le découvreur de ce parasite, l'Espagnol Mariano Higes, avait déjà montré en 2006 que des pelotes de régurgitations du guêpier d'Europe (Merops apiaster), après un festin d'abeilles parasitées par ce Nosema, contenaient des spores du champignon encore infectieux pendant des semaines.
[1] Rajwinder Singh et al. (2010) “RNA Viruses in Hymenopteran Pollinators : Evidence of Inter-Taxa Virus Transmission via Pollen and Potential Impact on Non-Apis Hymenopteran Species.” PLoS ONE 5, 12, e14357 doi:10.1371/journal.pone.0014357. Pour lire cette étude, cliquez ici.
[2] Ivan Meeus et al. (2010) “Multiplex RT-PCR with broad-range primers and an exogenous internal amplification control for the detection of honeybee viruses in bumblebees.” Journal of Invertebrate Pathology, 105, 2, 200-203.
[3] Sur les 18 espèces de virus déjà identifiées chez notre Apis mellifera, les chercheurs ont détecté en quantité le KBV (Kashmir Bee Virus ou virus de l’abeille du Cachemire), le BQCV (Black Queen Cell Virus ou virus des cellules noires de reine), le DWV (Deformed Wing Virus ou virus des ailes déformées), le SBV (Sac Brood Virus ou virus du couvain en forme de sac) et l’IAPV (Israeli Acute Paralysis Virus) le virus de la paralysie aiguë identifié en 2002 par une équipe israélienne et mis en cause par cette équipe de Pennsylvanie dans le syndrome d’effondrement des colonies. Deux autres virus communs de l’abeille ont également été identifiés, mais moins fréquemment : l’ABPV (Acute Bee Paralysis Virus ou le virus de la paralysie aiguë de l’abeille) et le CBPV (Chronic Bee Paralysis Virus ou le virus de la paralysie chronique de l’abeille).