Malgré leur minuscule cerveau, les insectes butineurs résolvent quotidiennement des problèmes mathématiques complexes que nous mettrions des heures à solutionner. Pour comprendre comment les abeilles et les bourdons procèdent durant leurs vols de butinage, trois chercheurs anglais se sont livrés à une série d’expériences [1]. En construisant, en laboratoire, un parcours floral de plus en plus élaboré entre des parterres aux fleurs bleues artificielles, ces bio-psychologues ont été émerveillés par les facultés de navigation de notre bourdon commun d’Europe (Bombus terrestris).
Une abeille Apis mellifera rejoignant à tire d'ailes le nectar d'un pissenlit près de Marcy l'Étoile, dans le Rhône © Denis Bourgeois
Trouver le chemin le plus court
Commençant par leur présenter un seul groupe de fleurs, Mathieu Lihoreau et Lars Chittka du Centre de recherche psychologique de l’Université Queen Mary de Londres, encadrés par Nigel E. Raine de l’Université royale Holloway de Londres, ont compliqué peu à peu le jeu. Ils ont en effet disposé, par étapes, jusqu’à quatre « bouquets » de fleurs éloignés de plusieurs mètres et répartis en étoile.
En analysant avec soin les séquences de vol des bourdons, l’ordre de leurs visites, ils se sont rendus compte que, si les jeunes pollinisateurs refaisaient le parcours dans l’ordre de leur découverte, avec l’expérience, les bourdons optimisent leur trajet. Au lieu de joindre les quatre parterres fleuris en suivant leur vol initial en étoile, ils redessinent une route aérienne circulaire qui leur permet de visiter les quatre groupes de capitules fleuris en un minimum de temps et d’effort. Ainsi, ce parcours optimal de 22,20 mètres présente onze mètres de moins que celui de leur plan de route initial (voir le graphique). Après analyse, les chercheurs ont pu retracer leur route prioritaire, empruntée par 80 % des bourdons durant 40 % de leur temps de butinage quotidien, mais aussi deux à trois itinéraires secondaires, utilisés moins fréquemment. Il s’agirait en quelque sorte d’options faisant penser à l’exploration de nouvelles routes possibles. Mieux, à une mécanique adaptative face à d’éventuels changements de leur environnement.
Entre les trajets en étoile du cadre de gauche et celui, circulaire, du cadre de droite, il y a l'apprentissage et l'expérience... Avec à l'arrivée une économie de plus de 11 mètres sur ce parcours ! © The American Naturalist
Maintenir des options secondaires
C’est cette faculté à tester et à élaborer les meilleurs parcours possibles, à maintenir une navigation dynamique, qui a bluffé nos biologistes : « En maintenant une flexibilité sur leurs itinéraires, ces individus parviennent à optimiser leurs solutions spatiales en cas de modifications de leur environnement, estiment les auteurs de l’étude. En ne collant pas parfaitement au trajet optimal établi, ils explorent en fait des solutions de rechange possible, afin de pouvoir intégrer ou délaisser à leur parcours de butinage de nouveaux parterres de fleurs. »
Cette analyse des stratégies de navigation des bourdons et autres abeilles pourraient bien éclairer d’un jour nouveau les mécanismes de la pollinisation à l’échelle du champ. Elle devrait aussi aider nos sociétés modernes « à résoudre des questions de navigation dynamique, analogues au problème mathématique bien connu du Voyageur de commerce [2] ». Lequel doit adapter en permanence son parcours aux évolutions commerciales en optimisant son temps et ses coûts. Les ordinateurs parviennent à résoudre le problème en comparant la longueur de tous les itinéraires possibles et en déterminant le plus court. Mais l’on doit se contenter de solutions approximatives lorsqu’il y a un grand nombre d’étapes. Les performances de nos abeilles baissent-elles également au fur et à mesure du nombre de visitées visités ? L'expérience anglaise ne nous le dit pas.
Reste à savoir si nos brillants modélisateurs parviendront bientôt à mettre en équations le génie de la navigation complexe dont font preuve nos frêles hyménoptères. C’est pas gagné !
[1]Mathieu Lihoreau et al.,“Travel Optimization by Foraging Bumblebees through Readjustments of Traplines after Discovery of New Feeding Locations”, The American Naturalist, 176, 6, publié dans leur numéro de décembre prochain, lisible en cliquant sur ce lien.
[2]Ce problème dans le domaine de l’optimisation combinatoire a été formulé pour la première fois en 1859 et se résume par l’énoncé suivant : « Un voyageur de commerce doit visiter une et une seule fois un nombre donné de villes et revenir à son point d’origine. Trouvez l’ordre de visite des villes qui minimise la distance totale parcourue par le voyageur.»