Et si Apis cerana, l’abeille mellifère d’élevage de toute l’Asie constituait l’avenir de l’apiculture occidentale... ? Absurde ? Cette espèce, qui compte 6 000 à 15 000 abeilles en moyenne au sein des nids, se répartit du sud-est de la Russie et en Afghanistan à la Chine, en passant par l’Inde et la péninsule Indochinoise. Or, ayant coévolué depuis des millénaires avec toutes sortes de parasites (dont le funeste Varroa destructor ou Nosema ceranae) et de virus, elle pourrait avantageusement remplacer sa cousine européenne Apis mellifera qui souffre précisément des attaques répétées de ces mêmes pathogènes contre lesquels elle n’a pas eu le temps de forger des défenses efficaces.
Tolérante contre le mini-vampire Varroa destructor
Prenez un seul exemple : la façon dont l’abeille asiatique parvient à « contrôler » les infestations de son nid par l’acarien varroa. Ses pratiques d’épouillage, tant individuel que social, sont bien plus efficaces que celles de sa cousine occidentale. Cette performance demeure toutefois diversement appréciée : une étude comparative entre les deux espèces menée en Thaïlande assure que 99,6 % des acariens déposés sur l’abeille orientale sont éliminés par cet épouillage, contre seulement 0,3 % chez A. mellifera [1], alors qu’une équipe suédoise a montré, plus récemment, que ces performances d’épouillage était presque comparables chez les deux « parentes», provoquant la chute de seulement 27 % des acariens chez l’espèce asiatique contre 20 % chez l’européenne [2]. En fait, il se pourrait que ce soit l’autre pratique de nettoyage observée chez les abeilles sociales qui fasse la différence entre les deux espèces : l’élimination des cellules du couvain et des larves infestées par le varroa. Grâce à leur perception olfactive, les ouvrières d'Apis cerana nettoieraient plus de 90 % du couvain d'ouvrières infesté par Varroa, contre 20 % chez A. mellifera. Et en réalité, précise l’apidologue Rémy Vandame travaillant au Mexique, qui cite ce résultat dans sa thèse de doctorat [3] , « l'hôte d'origine est tolérant au varroa, mais non résistant, ce qui signifie que l'on trouve toujours quelques dizaines ou centaines de varroas dans les colonies d'Apis cerana. La population d'acariens demeure toutefois à un niveau très modeste, car plusieurs mécanismes interagissent pour amener à la tolérance, fruit probable d'une longue coévolution. »
Plus robuste que sa cousine européenne...
« Son potentiel comme pollinisateur alternatif à Apis mellifera est énorme pour le monde entier, assure ainsi l’apidologue indien Laig Ram Verma [4] qui fait valoir que l’abeille asiatique et ses trois écotypes himalayens et sub-tropicaux sont capables de « sortir butiner plus tôt que l’abeille occidentale, à des températures plus basses. » Très robuste, elle pourrait d’ailleurs travailler plus longtemps, et s’adapter à un grande diversité d’habitats et de nourriture tout en étant assez douce pour l’éleveur. « Mieux adaptée pour pratiquer de la pollinisation de cultures sous serre, Apis cerana a aussi une excellente faculté à récupérer le nectar et le pollen de plantes à fleur isolées dans la nature. » ajoute Laig Ram Verma. Elle est aussi moins vulnérable aux attaques de guêpes... et du frelon asiatique, qu’elle supporte là encore depuis des millénaires. Alors que ce prédateur de l’abeille, récemment introduit en France, sème la panique dans plusieurs ruchers de l’Ouest du pays....
... mais moins productive !
Bref ! Apis cerana semble l’abeille d’élevage rêvée. On se demande d’ailleurs pourquoi tant d’éleveurs d’Asie et de Russie orientale ont introduit et adopté notre Apis mellifera il y a un siècle. C’est qu’en vérité, cette championne de la pollinisation orientale se montre quelque peu rétive aux exigences de l’éleveur. En particulier, elle a une fâcheuse tendance à essaimer (s’enfuir de la ruche en groupe pour refaire un nid ailleurs) ou à déserter une ruche trop infestée, sans crier gare ! Et puis, cette magnifique abeille asiatique aurait une vilaine tendance à piller les ruches des voisines et à produire un trop grand nombre d’ouvrières un peu feignantes... Ce comportement et sa démographie (deux à cinq fois inférieure à celle d’A. mellifera) expliquent pourquoi l’espèce produit bien moins de miel que notre abeille occidentale.
Ainsi, Apis cerana serait la meilleure solution pour polliniser nos champs et nos campagnes, plus que pour nous fournir du miel, assure cet apidologue indien. Cette réponse inattendue au déclin qui menace notre abeille ne manque pas de sel. Car en diffusant massivement en Europe ou en Amérique du Nord cette abeille asiatique, nous referions en sens inverse le même parcours que nos prédécesseurs du début du XXe siècle, lorsqu’ils introduisirent A. mellifera. Le même parcours et... les mêmes erreurs ! Cette introduction massive s’est en effet soldée par une brutale compétition avec A. cerana au risque de la faire disparaître de plusieurs régions dans cette immense partie du monde, comme en Chine. Et rien ne nous dit que dans nos contrées occidentales l’abeille asiatique montre les mêmes aptitudes à polliniser ni la même faculté à cohabiter avec les abeilles sauvages autochtones ou à tolérer ses parasites. Alors que les importations répétées en Europe et aux États-Unis d’A. mellifera, de ses reines ou de sa gelée royale, depuis l’Asie ou l’Australie, ont entraîné bien des méfaits sur les colonies indigènes, vouloir élever une nouvelle espèce d’Apis pour la substituer à notre espèce occidentale afin de remplir tout ou partie de ses tâches, me semble dès lors bien hasardeux. Cela s’appelle "jouer les apprentis sorciers"...
Au Laos, Jérôme Vandame, formateur- agronome, aide des étudiants de la Faculté d'agriculture de Nabong a développé l'apiculture avec Apis cerana.
C’est également le sentiment de Jérôme Vandame que j’ai interrogé durant le congrès d’Apimondia à Montpellier. Ce formateur en agronomie de 43 ans, devenu spécialiste de l’abeille, est aujourd’hui employé par la FNOSAD (Fédération nationale des organisations sanitaires apicoles départementales), après avoir travaillé au Laos de 2001 à 2005. Dans ce pays d’Asie du Sud-Est, il a accompagné des enseignants de la Faculté d'Agriculture de Nabong sur la construction de cours, le développement et la réalisation d'expérimentations dans le domaine de la riziculture. Dans le même temps, il a participé à l'établissement d'un rucher pédagogique afin de contribuer au développement de l'apiculture avec Apis cerana. En particulier auprès des petits paysans des régions forestières et montagneuses. Depuis son retour en France – il élève quelques ruches dans le Puy-de-Dôme -, il y retourne environ une fois par mois pour suivre l’avancée des programmes apicoles initiés et travailler sur la pollinisation. Entre lui et son frère Rémy, basé au sud du Mexique, l’abeille est vraiment devenue une vocation familiale forte !
Pour lire son entretien, cliquez sur ce lien.
Le professeur Bounpheng Sengngam guide les étudiants de la Faculté d'agriculture de Nabong dans leur premiers pas d'apiculteurs avec A. cerana.
[1] Peng YSC et al. (1987) “The resistance mechanism in the asian honeybee Apis cerana Fabr. to an ectoparasitic mite Varroa jacobsoni Oud.” J Invert Pathol, 49 : 54-60.
[2] Fries I et al. (1996) “Grooming behavior and damaged mites (Varroa jacobsoni) in Apis cerana cerana and Apis mellifera ligustica.” Apidologie, 2 7 : 3-11.
[3] Rémy Vandame, thèse de Doctorat soutenue le 18 décembre 1996, “Importance de l'hybridation de l'hôte dans la tolérance à un parasite. Cas de l'acarien parasite Varroa jacobsoni chez les races d'abeilles Apis mellifera européenne et africanisée, en climat tropical humide du Mexique.” Université Claude Bernard - Lyon 1, INRA d’Avignon, Institut phytosanitaire du Campus de Cordoba, Mexique.
[4] Congrès Apimondia 2009, Montpellier.